Peinture fraiche

Une table de commerciaux. Des opticiens. Ça parle targets pour le prochain quarter. Un incentive sur le pouce entre deux cafés latte. La population change, le café non.
Ça sent l’ennui, l’optique. Trop de marges tout le monde se goinfre sans vergogne, ça se voit à leurs bedaines grasses et leurs peaux luisantes. Ils sont sapés comme des milords. Leurs cheveux sont gominés. Je n’aime pas leurs conversations. Pourtant je fais partie du groupe. Je me risque : « si vous voulez augmenter le chiffre d’affaire il faut accélérer la création des dossiers clients, or notre système informatique est obsolète. »
Nous sommes seuls dans le café. Le malaise est palpable. Comme si j’avais traité de tricheur un joueur de poker dans un saloon. L’ambiance se fige au point ou je me demande si les personnages ne se sont pas transformés en pierre.
Faute de réactions de leur part je m’endors sur ma table.

Je me réveille dans une toute autre ambiance. Il n’y a plus une seule chaise vide dans le café. Le patron me demande ce que je veux boire. Le perroquet s’impose par sa couleur alors que je n’en bois jamais.
— Un perroquet, s’il te plaît.
— Ça marche. Il repart. Autour de moi, une jeunesse désinvolte, sympathique. J’envie leur insouciance. Ils rigolent, leur joie me mets de bonne humeur.
Une connaissance vient s’assoir. Demande de mes nouvelles. Me dit que ça faisait longtemps qu’il ne m’avait vu.
— Je dormais en attendant d’aller mieux.
— Tu as remarqué que dans ce café tout le monde fume maintenant ?
— Ce n’est pas interdit ?
— Si, mais le patron s’en fiche. Il dit qu’en Espagne on fume dans plein d’endroits et qu’ils s’en foutent de la législation européenne. Il fait pareil.
On vient nous déranger, des cigares et du cognac doivent passer par le monte-charge qui se situe très exactement sous notre table. D’un grand sourire le patron s’excuse pour la gène occasionnée. Dans une cacophonie rouillée, la dalle du sol se scinde en deux, poussée par l’anse du monte charge.
— La cave est humidifiée pour que les cigares gardent tout leurs arômes. Nous conservons également les tubes de tempéra à l’œuf et des gouaches parfaitement humidifiées elles ne sèchent jamais. La peinture reste fraîche.»
— Tiens sens moi ça ! dit-il en me barbouillant le nez de peinture.
— T’en as plein le pif maintenant !
S’ensuit une bagarre à la peinture. Des giclées de couleurs fusent dans l’air. Bientôt c’est tout le bar qui devient bariolé. Les gens hilares se tartinent de couleurs. L’ambiance est joyeuse et festive. Je prends un cigare et du cognac.
— Trinquons aux couleurs !

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