Ballon de baudruche et prothésie angulaire

Nous cherchons un fauteuil adapté. La bibliothécaire hausse les épaules.
— Nous n’en avions qu’un mais il a été emprunté.
— C’est invraisemblable qu’il n’y est qu’un seul fauteuil pour tout le service. Qu’est-ce que je dois dire à mon étudiant ?
— Proposez-lui un ballon de baudruche pour lui éviter les escarres.
— J’aimerai que vous m’accompagniez pour le lui installer. Je ne suis pas habilité à manipuler les handicapés.
— Bien, mais dans ce cas nous devons passer par la passerelle et l’escalier qui descends dans la grande salle de lecture principale de la bibliothèque. L’escalier en colimaçon est très raide, glissant et il faut l’emprunter dans le silence le plus complet.
— Je ferais attention.
— Dans ce cas suivez-moi.
Une passerelle en acier surplombe à une hauteur vertigineuse une vaste salle de lecture. Dans cet espace règne un silence total. Nous n’entendons que le bruissement des feuilles tournées et quelques éclaircissements de gorge. La passerelle débouche sur l’escalier en bois. Je vois les deux structures dans l’espace. Je pense à cette phrase que je tiens d’un ami architecte : L’apparente simplicité des formes cache la complexité de la structure sous-jacente. Je me répète cette phrase comme un mantra. Je n’ai jamais aimé les hauteurs.
Nous empruntons l’escalier en colimaçon, je vois de haut une table circulaire. Tout autour des lectrices. Je ne distingue pas les magazines. Elles feuillettent les pages de manière parfaitement synchronisée. Elles se ressemblent étrangement.
Je ne peux pas les quitter des yeux. Il y a des mouvements corrélés dans l’espace. Je perçois ces mouvements comme des entités. Nous, dans une spirale descendante en vrille, les lectrices sur un plan circulaire perpendiculaire, les pages des revues sont autant de plans aussi feuilletés selon l’axe de la reluire des magazines. Tout s’anime, tout est synchronisé comme dans une chorégraphie complexe. Comme les rouages d’une machine étrange dont on ne connaitrait pas la fonction.
On se rapproche, on va toucher le sol du cœur de l’arène. Je vois que les magazines présentent page après page des gros plans de mains manucurées aux ongles éclatants, arrogants de couleurs vives. Je pense aux griffes des animaux. Les couleurs des ongles des lectrices changent et reflètent les ongles représentés par les photographies du magazine.
— Ce sont des étudiantes en prothésie ongulaire, me dit la bibliothécaire.
Je comprends prothésie angulaire.
— Ça s’étudie ça ? Avant on ne disait pas manucure plutôt ? Je n’aime pas le mot prothèse, ça me fait penser aux amputations.
— Sommes-nous toujours en guerre ?
— Oui.

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