La salle des pas gagnés

On ne voit plus les aveugles à Buenos-Aires. Dans le temps, ils vendaient des petits drapeaux que l’on pouvait accrocher comme des pins sur le revers des vestes. Un soleil pris entre deux bandes bleues. Où sont-ils passés tous ces aveugles ?
Je le vois. Il me sent. « Ne me prenez pas le bras s’il vous plait ». « Vous êtes perdu ? ». « Un aveugle n’est jamais perdu » me dit-il.

Quand on ne bouge plus on gagne du temps sur le mouvement. Ça ralenti tout. On commence à entendre des choses comme les chauvesouris qui nous frôlent. Elles aussi se mettent à ralentir, on les entends alors de plus en plus. Je marche lentement, des femmes me dépassent, Je respire leurs parfums.

Il me guide l’aveugle. « C’est par là. » Mais il n’y a rien,
« Il faut toucher avec ses mains pour sentir le chemin. Sentir les angles, les détours, les recoins, les replis. »
« Je peux vous faire confiance ? »
« Oui, faites moi confiance. »

Là, fatalité d’un lieu non situé, la faille d’un oubli. Au fond des toilettes de la gare del retiro, entre deux casiers de vestiaire, un passage sombre. On ne peux plus rien voir dans la pénombre. Je me risque : « vous voyez quelque chose ? »  « Si, c’est par là. » Odeur d’urine acre, pénétrante. Il ouvre une porte dérobée, il y a écrit servicio. Là, nous sommes pris en charge par une hôtesse élégante. « Bienvenus dans la salle des pas gagnés ». Elle semble le reconnaître. « Et vous qui êtes-vous ? » Je suis l’accompagnant. « Il me semble que monsieur n’a besoin de personne. »
« Si, si, il a besoin… je lui décris les couleurs et les choses c’est mon job. »
« Je serais curieuse d’entendre cela, mais ici, hélas, nous ne pouvons pas parler, car la salle est un sas sensoriel où le temps s’arrête. Il y a juste un bouton d’alarme pour nous alerter si la situation devient trop stressante pour l’un d’entre vous.
Il faut se dévêtir pour que la peau absorbe le silence et l’obscurité. Là où nous allons il n’y a ni couleurs, ni formes, ni lumière. »

Je sens la panique me gagner, me retrouver mis à nu, et pourtant personne ne va voir ma nudité et ce corps absurde qui est le mien, je ne sais pas ce qui va arriver c’est une peur viscérale de notre finitude. Animal dans l’abattoir. Je sens une perle de sueur qui dégouline et s’échappe le long de mon bras, elle s’arrête au niveau du plis du coude. Elle refroidi le long de son chemin, finit sa course, fraîche hors du corps. Elle se sauve, hors de moi, rejoint un cycle. Je commence à sentir ma propre peur. Je n’ai jamais aimé mon odeur.

« Ça va aller me dit-il. Jorge Luis au fait. » Il me tends sa main.

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